La porte

1er novembre, et il fait sombre et l’ombre du monde étend à l’intérieur de moi sa nappe de tristesse – la bêtise et la mauvaise foi du dehors me rongent à l’intérieur – un ami, dont la fréquentation me protège un peu de la déréliction ambiante, s’est absenté – d’autres sont là, pas si loin, que j’aime aussi, mais sur cette scène là, celle où les nuages noirs gagnent du terrain, ils n’y sont pas. Mélancolie banale qui donne à la vie un goût de cendres, de solitude, et qu’il vaudrait mieux, peut-être, que rien ne soit venu à l’être plutôt que quelque chose.
Et puis, en même temps, la vie continue, quotidienne, et heureusement – il faut faire les courses, prévoir des repas, et il n’y a presque plus de lessive-laine/cashmere. Direction Auchan. « Je vais avec toi » déclare mon mari, qui sent que je ne suis pas « dans mon assiette ». Très bien. Nous sortons, moi sans rien voir, perdue dans mes pensées, machinalement, je ferme la porte, sans la regarder. Qui regarde une porte ? Elle est comme d’habitude, blanche, reliant/séparant intérieur et extérieur. L’idée de la porte est-elle apparue dans le monde en même temps que celle de maison, où un peu après ? Les animaux ont des terriers, des nids, des grottes, des espaces d’habitation – quelques uns d’entre eux ont-ils inventé ce concept, qui pour nous semble aller de soi, d’interposer un quelque chose entre dedans et dehors ?
il y a quelques années, nous avions un chat qui aimait l’extérieur, nous avions installé une chatière, dont il a sans problème compris le fonctionnement – pour autant, il n’a jamais eu l’idée, lui, pas plus qu’aucun des autres chats, avec qui nous partageons depuis des décennies notre vie, d’en construire une, de bric et de broc, pour fragmenter les espaces à travers lesquels il circule. La philosophie implicite de l’être-chat serait-elle toute de continuité sans disruption ?
Bon, la porte, donc. Je la ferme, je range la clé. Et mon mari, tout à coup, lui, la regarde, tout content ! « Quand même, c’est formidable comme elle a bien tenu le coup ! Depuis combien de temps est-elle là ? Quinze ans ? Il n’y a pas à dire, nous avons bien fait de la changer, elle est vraiment solide, regarde les gonds, on dirait qu’ils viennent d’être posés. Et elle n’a même pas besoin d’être repeinte ». Je le regarde, lui – mais toujours pas la porte – et je ris. Les choses amères sont toujours là, rien ni personne ne peut faire que je ne les perçoive pas, mais aussi autre chose. Pas l’espoir, non. Autre chose, qui est au-delà de l’espoir et de l’inespoir. Autre chose qui est incongru, absurde – et qui nous porte.
Eva Talineau
- Lu: 6208
- Tous les articles de: Eva Talineau
Commentaires (14)
Yossi Malka
Répondre
Lévy Maurice
M.L.
Répondre
Emile Eymard
NB. Commentaire écrit pour la deuxième fois, il avait été effacé.
Répondre
Eric Thuillier
En quelques mots vous nous restituez la porte, vous en faites l’organe sensible qui fait de notre maison une autre peau et de la porte une bouche.
Effets secondaires :
1 - j’ai essayé de compter le nombre de fois que je passe une porte dans une journée, entre sortir de chez soi, rentrer dans sa voiture, en sortir, rentrer ailleurs en ressortir etc… c’est étonnant.. et sans faire de chacun de ses passages un moment sacré il est possible de le ritualiser un peu.
2 – je me suis demandé si j’aurai su goûter aussi bien ce texte si je n’avais été favorablement prévenu par la grande qualité de vos interventions dans RDT, si vous n’aviez déjà poussé une porte…
Répondre
eva talineau
La chose amusante, c'est qu'ayant lu moi-même vos textes, je ne doute pas que vous l'ayiez vraiment fait ! vous avez un rapport tout à fait intéressant à la "lettre", hors miroitements imaginaires.
Répondre
Emile Eymard
Répondre
Jean-François Vincent
Répondre
Martine L
Répondre
PETIT Jacques
Répondre
eva talineau
Répondre
Jean Le Mosellan
Répondre
eva talineau
Répondre
Simon Dominati
Et que dire de « trappe » ?
Ouverture ? Fermeture ? Fenêtre ? Passage ? Panneau ? Piège ? Ou quoi d’autre ?
J’aime bien ces évasions qui font rêver le cartésien…
Répondre
Mélisande
Répondre