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Foutons Lacan

Avant de décider de battre en retraite, on avait eu sous le nez des échanges, c’est ainsi que ça se nomme, conduits de main de maîtres. Des liens rassembleurs,  vraiment déconnifiants. De la présence magistrale. Qui n’aurait pas eu de bonnes raisons d’adhérer à une telle mouvance, posant la psychanalyse et Lacan au centre même de cette passerelle devenue un sacré nouveau lieu de croisements, un nouveau  lieu sacré aussi, peut-être, mais c’est autre chose. Lacan, hagiographié, promu nuit et jour, encensé, thuriféré. Des posts, des commentaires, tout ceci réapprovisionné sans répit heure par heure, c’était a priori une forme de partenariat attirant, stimulant, le moteur d’une saine réactualisation des données. Seulement. Seulement voilà. La question s’est vite posée et sous elle, sa réponse, de ce qui pouvait bien s’accoupler ainsi sous nos yeux. Face Book et la psychanalyse… justement ? Voyons. Et, justement, ce que nous avons vu, qui s’est lentement dévoilé, jeté à nos yeux avec la poudre,  c’est que dans ce qui semblait se féconder là, il ne s’agissait nullement de psychanalyse mais de LA psychanalyse, dans un jeu brumeux sans grand espace laissé libre dehors, ni encore moins bien sûr, dedans. D’un lieu de pouvoir. Du lieu d’une aliénation majeure autrement dit. Et d’une fois de plus nous stupéfier. Devant la glissade quasi incontournable vers l’enfermement consenti. Devant la force de gravitation incontournable De l’Idée vers l’idéologie. De la communauté vers l’église. De l’enseignement vers le dogme. De l’orthodoxie vers le massacre des hérétiques. Une cour fermée, sous la surveillance constante des seuls gardiens du temple restés vivants, massés autour de l’héritage et protégeant férocement  le mythe de son intégrité. Validation et (s)élection. Aux côtés de ces rituels d’ablution claniques, on s’est pris, crasseux comme on se sentait,  impuissants, consternés complètement à observer les avancées fossilisantes  des pensées se calcifiant sous d’autres latitudes, à se demander ce que ces échanges sous cloche pouvaient encore apporter, muer, remuer, éclairer, voire, pourquoi non,  analyser, de l’étouffement d’un monde en proie à l’emphysème. Et l’amer constat s’est imposé d’une mutité désastreuse de tout ce bavardage de certains face à la sournoise et radicale normation de tous. Alors donc, la psychanalyse se serait perdue ? La psychanalyse aurait perdu ? À délaisser majoritairement le travail d’interprétation de ses propres résistances au profit du dogme, oui, elle a perdu. Elle laisse avancer une vague contre laquelle elle se heurte depuis des décennies, une vague maintenant de plus en plus renforcée par sa légitimation ainsi dite neuroscientifique, devant laquelle elle devait apprendre à se situer différemment, au cœur du mal endémique qui touche la relation complexe et ambivalente de l’Occident des modernités avec ses maux de l’âme. La prend de vitesse et, curieusement mais pas tant, d’efficacité, l’étiologie du catalogue et le si tentant recours à la qualification comme magie pré-curative. Le pouvoir antidépresseur du diagnostic n’a jamais manifesté avec plus de vivacité son attractivité. Sa singulière capacité à fixer dans une commune  perspective, étonnamment apaisante bien qu’illusoire,  le patient et le thérapeute. Le diagnostic,  sorte de storytelling de l’angoisse, repris en chœur comme une formule incantatoire par les medias, et, derrière eux, par la masse et par quelques-uns de ses hérauts, à voix très haute par tradition outre-Atlantique et en écho face au vide laissé dans nos contrées, qui semble être devenu l’ultime nécessité, le point d’excellence, ce qui peut enfin permettre d’exhiber le niveau de maîtrise d’une culture scientifique aboutie, maîtrise tant des méandres et secrets de ses appareils psychiques réduits comme peaux de chagrin à leurs manifestations que de la singularité de chaque création symptomatique dans un rapport pourtant constamment changeant aux normes sociétales. Ouvrant la bible du DSM venu du grand ouest et qui, avec régularité au gré des progrès incessants de la nosographie sur l’incertain, renaît comme le phénix, de part et d’autre du bureau de la Plainte,  on s’active. Postuler l’existence d’une symptomatologie déjà-là, la décrire et y classer la liste des symptômes pour en faire un  bouquet bien lié à offrir à la souffrance, nommer enfin et ainsi bloquer ce qui s’en échappe et fuit du Sujet. Nommer avec un nom qui évoque un vrai savoir. Vous êtes atteint, disons… du Syndrôme d’Asperger et hop, l’affaire est dans le sac de l’identifiable. On est autiste, c’est une catégorie depuis peu ouverte à tous,   on est bi-polaire, ou plus ordinairement, on est dépressif et on va,  soudain,  mieux,  sauvé par la parole qui guérit avant tout de l’innommable, devenu grâce au pouvoir du diagnostic, une « maladie ». Une maladie qui désigne et encadre un soi existant dorénavant dans et par le livre. Une maladie bien sienne qu’on peut maintenant presque librement revendiquer à la face du monde, brandir comme une carte d’identité et plus intimement, adorer. Avec, pour la petite histoire des stock exchanges et  pour la curer comme  toute autre maladie, ses médicaments. Encore une fois sur une double face bien qu’à des niveaux différents pour le malade et le médecin, dans cette identification qui se veut également une authentification, ce qui n’est pas vu, ou est dénié peut-être tant le message est, on le savait, insupportable, c’est que pour l’inconscient, celui du patient et  celui de l’autre, le symptôme ainsi calibré, validé, c’est maintenant une source de jouissance presque infinie. Qu’aussi c’est là que cette nécessité de la répétition s’enkyste, création énergétique surprenante, même si,  sur cette voie dorénavant délimitée par le supposé savoir,  elle peut agir en tant que dynamique mutilante dans ce qu’elle fige du rapport de chacun à sa propre maladie. Comment en effet donner ou redonner au symptôme sa fonction, lui offrir la possibilité de s’aventurer, se déplacer, de se dérouler comme l’entité de sens qu’il est, par nécessité mobile et changeante, non seulement quand il lui est octroyé un statut mais, qui plus est, quand ce statut lui est reconnu comme irrévocable et officiel ? Là donc où en le reconnaissant,  ce texte de prime abord  incompréhensible peut devenir ce en quoi simultanément, on se reconnaît. Que demander de mieux pour un malade que de pouvoir s’identifier à son symptôme ? Bas les armes, il s’agit bien d’une forme de victoire du règne des bénéfices secondaires, insidieux, faciles d’accès agglomérés qu’ils se trouvent, ainsi promus aux apparences des savoirs experts et de leur discours. Victoire du règne de la clôture et de la propagande active jusque dans la capacité de chacun à un peu s’appartenir dans son insu même. N’était-ce pas partiellement dans la reconnaissance de sa béance, du flottement de son identité morcelée et de la capacité créatrice  et renouvelable de sa folie que la psychanalyse offrait à l’homme moderne une possibilité de se lire ? La prise en compte du concept d’inconscient lui-même pourrait sembler désuète sinon malsaine face à l’hygiénisme du carénage et du nettoyage par l’acronyme. La messe est dite et, pour la psychanalyse, le calice a été bu jusqu’à la lie avec une telle ferveur qu’il en a été oublié qu’il s’agissait peut-être avant tout de la servir en tant que cause. Et qu’une cause a toujours d’abord quelque chose à défendre avant de se protéger. On attendait. On attendait que ça se mouille. On en avait besoin. On attendait que ça se mouille face à ces soubresauts et ces impensables turpitudes d’une idéologie néo-libérale lénifiante et oh combien ! mortifère. Oui, face à la capacité émasculante qui la caractérise de traiter suivant le sens unique des causalités neuropsychiatriques ses délabrements socio-privés et dans ce mouvement d’en faire au plus rapide et au plus simple, n’est-ce-pas un terme presque aveuglant, l’économie, on attendait. Aussi, face à la capacité de ses malaises à évoluer avec la civilisation qui les génère, oui, on attendait que ça cherche et que ça parle. Dans le bruit de fond permanent, dans l’obscur de la pulsion qu’on connait si bien et des croyances sur nous-mêmes dont elle nous éclabousse avec le limpide abrutissement des évidences, on attendait que la matière même de la psychanalyse nous aide à sonder, à tout le moins un peu. Mais au pied des embaumeurs on n’entend pas grand-chose et on doute que certains des cierges allumés devant les écrans suffisent à les éclairer. Elisabeth Guerrier

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