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Généalogie et légende familiale

Ce n’était que lorsque le soleil disparaissait derrière les collines, et qu’une douce quiétude vespérale s’installait dans sa maison ouvrant sur le haut cher, qu’elle nous parlait de son passé, Marie-Louise notre grand-mère. Lorsqu’elle naquit en décembre 1893 dans le petit village d’Epineuil-le-Fleuriel, à la limite du Cher et de l’Allier, la bonne fée des berceaux devait être retenue ailleurs, car sa vie ne fut pas un long fleuve tranquille bordé de miel et autres fils de soie. Fille de Louis, journalier agricole, et d’Eugénie, elle épousa en novembre 1911, à 18 ans, son voisin Sylvain Denizard , qui trois ans plus tard devait tomber sous les balles allemandes quelque part dans la Meuse, et comme tant de ces jeunes poilus, y demeurer, où, on ne sait, loin des siens jusque dans la mort… Ne pouvant représenter une charge supplémentaire dans une famille pauvre, elle dut envisager de trouver un emploi loin de sa terre natale. L’occasion lui fut fournie parHenry Guilhomet, riche propriétaire et employeur de son père, alors son garde particulier, qui la prit à son service comme domestique dans sa maison parisienne. C’est surtout de cela qu’elle nous parlait. « Dame ! j’en ai vu du beau monde chez les Guilhomet ! » Elle évoquait alors des souvenirs chargés à la fois de plaisir, de fierté et de mélancolie. Les somptueux dîners des Guilhomet fréquentés par nombre de princes, princesses russes, duchesses et comtesses ! résonnaient à nos oreilles enfantines comme autant de contes de fée. L’argent ne manquait pas, disait-elle. Accompagnés des domestiques, Henry et son épouse partaient chaque année hiverner au soleil et partager leur vie entre spectacles et réceptions mondaines, c’est ainsi que Marie-Louise, petite paysanne, aurait eu l’opportunité de vivre à Nice plusieurs fois. Elle nous confia plusieurs anecdotes. Un matin où elle coiffait Madame Guilhomet, elle fut intriguée par un tableau suspendu au-dessus du miroir et n’hésita pas à demander à sa patronne ce qu’il représentait. Celle-ci lui expliqua qu’il évoquait une scène de la vie paysanne en Russie ; un ouvrier agricole était knouté pour avoir mal travaillé. Profondément choquée par de telles méthodes, notre grand-mère qui n’avait pas sa langue dans sa poche fit part à sa maîtresse de son peu de respect pour ce pays bien peu civilisé à ses yeux, et la conversation aurait pu s’envenimer si Madame Guilhomet n’avait eu une parole forte pour couper court : « Marie-Louise ! Espèce de bolchevique ! » dit-elle en lui arrachant la brosse à cheveux des mains. Parole qui devait rester dans la gorge de la grand-mère, toute sa vie, comme une arête indigeste, car pourtant peu perméable, selon ses dires, à la doctrine de Karl Marx, elle considéra la scène comme une profonde injure. Bien meilleurs furent ses rapports avec une princesse prénommée Olga dont elle parlait souvent. Les deux femmes, veuves toutes les deux, se lièrent quasi d’amitié, et lorsqu’elle épousa en 1922 son Henri en secondes noces, Marie-Louise reçut des mains d’Olga un magnifique service de table réalisé dans la plus fine porcelaine russe, objet inestimable, au moins historiquement, que nous ne vîmes que de temps à autre, et pas souvent sur la table, car elle le cachait jalousement comme un trésor. Plus mystérieuse et autrement captivante fut l’anecdote de « la valise » (c’est sous cette appellation qu’on en parle encore en famille) qu’elle évoqua beaucoup plus tardivement dans sa vie (autant comprendre qu’elle traita l’événement comme un secret à porter en silence). C’est vers 1917 pendant la révolution russe, et après les premiers grands événements, dont le massacre de la famille Romanov à Ekaterinbourg, qu’un habitué de la table des Guilhomet,le général Gourko (généralissime des troupes du Tsar durant la Guerre civile Blancs/Rouges) confia à notre grand-mère une mission de confiance, transporter une très lourde valise jusqu’à la gare parisienne – laquelle ? – où il se rendait. Négligente, la jeune Marie-Louise surveilla mal le bagage qui fut volé et jamais retrouvé. Son contenu devait être précieux car le Général exprima une profonde colère. Lorsqu’on sait que le Général Gourko fuyait à cette époque son pays après avoir été incarcéré dans une prison de Saint-Pétersbourg, devenue Petrograd, on peut s’interroger sur le contenu du bagage et envisager de nombreuses hypothèses, d’autant que grand-mère nous révéla sur ses derniers jours – mais doit-on la croire – que certaines personnes lui auraient rendu visite par la suite pour la questionner sur ce sujet. Toujours est-il qu’elle s’exprimait sur l’affaire de la valise en termes de mystère et non moins de crainte… Enfants, nous buvions ses paroles comme vin béni et étions prêts à tout croire, si nos parents trouble-fêtes n’avaient tempéré nos ardeurs : « Il y a du vrai, mais il ne faut pas tout croire » « Elle en raconte la Grand-Mère, elle a beaucoup d’imagination ! » « Bien sûr, les Guilhomet étaient riches mais elle en rajoute » « Pourquoi tous ces Russes ? Guilhomet est né à Montluçon » Alors qui croire et que croire ? Trier le vrai du faux s’avérait impossible. Petit à petit le doute s’installa, le temps qui détruit tout fit son œuvre, et un jour, devenus grands, nous enfermâmes les dires de Marie-Louise dans le tiroir poussiéreux des légendes familiales ; celles qui hantent les mémoires de tant de familles, ces « on disait que » sans quoi aucun déjeuner du premier de l’An n’aurait saveur et sel. Tiroir que très récemment, un peu honteux et pris de remords, je me décidais à ouvrir. Je possédais un nouvel outil qui peut-être me serait utile : la généalogie, et un peu de la curiosité nécessaire pour savoir si cette science pouvait s’avérer précieuse dans des recherches familiales mais néanmoins historiques ? je me lançais dans l’aventure. Il me parut tout d’abord judicieux d’en savoir plus sur la fameuse famille Guilhomet, le nœud de l’affaire. Retrouvés à Chantelle dans l’Allier au XVIIe siècle, ils occupèrent des emplois administratifs importants, procureur, greffier, avocat au parlement, notaire royal. Gens de première importance, donc. Une branche de la famille s’installa près de Montluçon et à la suite d’alliances successives développa une puissance immobilière et financière très importante – plusieurs châteaux et de nombreux domaines – à l’appui, comme souvent, des positions « naturelles » de notables : Armand et Léonce seront successivement Maires de Lignerolles, près Montluçon, au XIXe siècle. Quant à Henry, il est le fils de Léonce, né à Montluçon en 1856 ; il n’oubliera jamais cette ville qu’il comblera de dons, ainsi du reste que le village de Lignerolles où il possédait un petit manoir, qu’on appelait « château ». En 1880, il épouse à Paris Sophie Martinov. Née à Moscou en 1854, Sophie est issue d’une des plus puissantes familles nobles de la Russie impériale. On comprend mieux la présence de nombreux russes blancs dans la maison Guilhomet à l’époque où Marie-Louise y était domestique… Retrouvé à Paris, l’acte de mariage de Grand-Mère m’informa qu’Henry lui fit à cette occasion le grand honneur d’être son témoin ; peut-être le couple sans enfants s’était-il attaché à cette petite paysanne… Henry fut du reste généreux pour le reste de la famille grand-paternelle, qu’il fit venir à Lignerolles, offrant au père de ma grand-mère un emploi de jardinier dans son château. Découvert presque fortuitement sur Internet, un document quasi inespéré allait à lui tout seul lever bien des mystères et réhabiliter les dires contestés de notre Marie-Louise. Daté de 1931, édité à Paris, il s’agissait du faire-part de décès de Sophie Guilhomet née Martinov. En première ligne apparaissait leGeneral Gourko qui n’était pas moins que le beau-frère d’Henry. Suivait ensuite une belle brochette d’aristocrates russes parmi lesquels les nobles familles Martinov, Galitzine et Gagarine. Représentée par les familles d’Horrer, de la Tourfondue, de Maussion, la noblesse française était également présente. Elle ne mentait pas, la Grand-Mère, elle avait bien servi « du beau monde » ! Retrouvée, aussi, la généreuse princesse Olga souvent évoquée par Marie-Louise. Fille de Lev Galitzine (créateur du champagne russe) et de Maria Martinov, Olga Galitzine naquit en 1876 à Saint-Pétersbourg, épousa en 1897 Arsène Drutskoy Sokolinski, décédé en 1912. Olga eut deux filles, Olga (il aurait fallu lire la kyrielle des prénoms usités en terre russe, pour plus facilement la distinguer de sa mère) et Maria. Elle se remaria en janvier 1925 avec Youri Asarevitch et décéda à Nice en 1958 à l’âge de 82 ans. Marie-Louise vécut-elle ses « hivernées » à Nice ? Sans nul doute oui, car une page mondaine du Figaro de l’époque intitulée « Villégiature des abonnés » nous renseigne sur ce point : on y apprend que la famille Guilhomet partageait son temps entre Paris, Nice, Biarritz et son château de Lignerolles. Ainsi en très peu de temps, la généalogie me permit-elle de dépoussiérer une « légende familiale » devenue désormais une réalité. Probablement fatigués de m’avoir révélé quelques secrets, les dieux de l’Internet se turent définitivement lorsque je les mis au défi d’éclaircir l’anecdote de la précieuse valise dérobée dans une gare parisienne. Las, nulle trace ! Mais l’Histoire ne disant jamais son dernier mot, des documents à venir sur des papiers de toute première importance dans l’Histoire russe-soviétique ? Des fonds en billets ou pièces d’or, des bijoux ? peuvent encore dormir au coin du bois. Ce mystère rejoindra les nombreuses énigmes de l’Histoire. A défaut d’éléments objectifs, je me permets cependant d’énoncer une hypothèse personnelle, un peu décevante il est vrai : édité en 1919 en anglais aux USA et jamais traduit en langue française, l’ouvrage très peu connu War and revolution in Russia fut écrit après 1917 ? probablement en Angleterre par le général Basile Gourko alors en exil. Peut-être la lourde valise volée ne contenait-elle tout simplement qu’une série de notes destinées à la réalisation de ce livre, d’où la légitime colère du pauvre général, que de travail à refaire ! (on peut aussi saliver sur la teneur de ce récit). On imagine la déconvenue du voleur lorsqu’il ouvrit le bagage. En France comme en Russie, bien mal acquis ne profite jamais.

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